dimanche 22 mai 2016

Big black abyss



Je vis rarement des moments de ralentis dignes de films, parce que je ne suis pas un cliché. 
Mais quand le chanteur de Fat White Family a vidé sa Guinness sur la tête de mon voisin de droite en l'invectivant, je vous jure que le temps s'est arrêté et que j'ai pu voir les gouttes brunes flotter un moment avant de venir se déposer sur ma chevelure divine.

Quand le temps a repris son cours, j'ai pensé très fort à l'apéro qui avait précédé le show où une amie me demandait pour qui je pouvais bien faire le déplacement jusqu'en fucking Normandie. Je lui ai donc décrit le dernier groupe vraiment punk encore en état de marche (ou de titubance) en précisant bien que ce n'étaient pas que mes propos mais une sorte de consensus, ce qui est assez rare dans le rock pour ne pas être basé sur de la vérité vraie. Mon amie m'a alors répondu de ne jamais oublier que c'est elle qui m'a versé ma première bière sur le crâne, en soirée étudiante, il y a dix ans de cela. 
J'en tire donc la conclusion qu'elle a 1) des pouvoirs psychiques de prémonition ou 2) soudoyé mon voisin de droite du concert en lui demandant de grave énerver Lias Saoudi pour l'amener à réitérer ce cérémonial. 
Affaire à suivre.

Cette amie, donc, m'a déposé sur les quais de Rouen, au niveau du 106, la salle proprette qui est dans un hangar mais qui sent toujours le plastique et le bois de taille. Salle que j'ai fréquenté à son ouverture et où tous mes espoirs ont été ruinés en une phrase : "ah non mais le bar ne sert pas d'alcool".
Mais les choses ont changé, et maintenant ils servent de la mauvaise bière trop chère, comme tout le monde, oui, mais avec le sourire.
Et c'est important, à Rouen, le sourire. Parce que c'est pas chez les quidams que tu le trouves. 
Je suis arrivée à la bourre devant la salle, avec mon 1,5 litre de bière dans le sang, j'étais au top et motivée quand tout à coup je me suis cassée le nez sur des portes closes avec à tout péter 8 personnes devant. 
J'ai cru que c'étaient des fumeurs mais en fait non, la salle n'était pas ouverte. Je l'ai compris après avoir demandé à ces huit personnes qui, pour la plupart, m'ont regardé comme si j'étais le démon en faisant un signe de croix avec leurs deux index. 

J'avais oublié à quel point le Rouennais est fermé et hautain et à quel point je répondais "tss tss tss" à mes quelques amis qui me disaient "jamais j'irai à Paris, ils slapettent trop". 
Putain de sa race la petite bourgeoisie rouennaise est une plaie (la preuve, on l'a élue à la tête de la République et vous voyez ce que ça donne). A Paris, on est des bons vivants chaleureux à côté. 
Je suis pas la meuf la plus ouverte et la plus commode mais putain, au moins 4 personnes à qui j'ai demandé des infos se sont détournées sans daigner me répondre. Des personnes ADULTES.

C'est pour ça que j'étais ravie de tomber sur un visage souriant au bar qui m'a informé que le concert se jouerait dans la toute petite salle et là je me suis dit que j'avais pas envie de revivre un pogo-wall-of-death dans une chambre de bonne.
Alors je suis allée mettre sur pied mon plan d'attaque en m'attablant à la première tablounette rencontrée.
J'ai descendu ma pinte, le regard vide, à me demander quelle stratégie adopter : me mettre tout derrière et pâtir de ma myopie mais rester en vie ? Me mettre au milieu, avoir une vue super, mais décéder ? Me mettre tout devant, avoir un torticolis et des risques de projections non-identifiées sur mon visage béat ?

Et puis, comme si Dieu me parlait, j'ai entendu la voix de Lias. 
Là je me suis dit que quelque chose clochait, parce que 1 litre 5 ne suffisent pas à me faire avoir des hallucinations et que normalement je rencontre les rockstars dans les toilettes et que là, j'étais pas du tout dans des toilettes. 
Alors j'ai levé la tête, comme un petit chien des sables, à l'affut d'une silhouette Burtonesque dépressive et mal attifée et j'ai rencontré visuellement les deux billes noires de Lias, comme il y a 3 mois à la Maroquinerie, mais cette fois derrière une vitre.
J'étais en fait posée devant le studio de radio (je suis la meuf la moins observatrice du monde, surtout sans mes lunettes) où il allait donner une interview dont j'ignorais l'existence. 
Je me suis dit que quand même, j'avais le chic pour me poser où il fallait. J'ai donc décidé de zapper la 1ere partie très très locââââle pour écouter ce que Lias avait à dire (parce que généralement, je bois ses paroles, notamment quand il parle écriture). 

C'était sans compter sur les questions débiles dont on l'a bombardé, même si l'interprète était tout à fait badass et censurait les parties les plus chiantes à la traduction. Ainsi, je n'ai rien appris, de toute façon une fois qu'on a fait le tour de ce que The Quietus avait à dire sur les Fat White, c'est un peu indépassable. Alors je me suis attardée sur l'observation. Ce qui m'a frappé, c'est le calme, la politesse et même l'affabilité du mec. Il est patient, il sourit, il boit son demi tranquille pendant que ça blablatte. A ses réactions, je réalise qu'il comprend la plupart de ce qui se dit en français (England: 12 points.) 
Il est habillé avec goût. A la limite d'être classe (!). 
Je ne suis pas si surprise de le découvrir posé, mais pour un type co-leader d'un groupe animé par une colère proche de la fureur qui milite pour une purge de la société (au sens stalinien du terme, oui oui), je le trouve quand même hyper conciliant. 
J'ai d'autant plus de points d’interrogations dans les yeux quand je le vois claquer des bises "à la française" à des journalistes qui font les yeux ronds tellement c'est inhabituel. 

Après une pause toilette où je cherche - en vain - David Bowie ou Mick Jagger derrière les chasse d'eau (ça ne marche pas à tous les coups...), je pénètre dans le salle pour la dernière chanson du groupe locââââl, qui me rappelle les heures les plus sombres des concerts gratuits normands. A la mi-temps, je finis par trancher pour le premier rang, décidée par le fait que je pourrai planquer mon sac sous la scène et me défendre de mes deux bras en cas de balançage de tête de cochon mort (de la part du groupe) ou de mineurs saturés à la Kro (par le public). 

Autour de moi, des groupettes qui s'inquiètent en voyant le logo du groupe et se demandent "mais... ils seraient pas un peu communistes ?", des jeunes ultra lookés dont je devine l'instagram au cordeau et des djeunz-petits-cons-bourrés qui commencent déjà les "popopopopooo" et les "A poils".
J'essaye d'oublier que j'en suis à ma deuxième pinte de Kro, à Rouen, et que ma reum vient me chercher à la fin du concert pour ne pas repartir mentalement 10 ans en arrière et avoir une poussée d'acné spontanée. 

Je suis entre le micro de Lias et la guitare de Saul. 
Petit point Voici-Gala-ParisMatch du rock&roll : ils sont deux des membres fondateurs, le premier écrit la plupart des paroles, le second la plupart de la musique, ils prennent toutes les décisions qui consistent généralement à virer les autres gens du groupe. Depuis... deux ans ? Plus rien ne va entre les deux, toute une partie de la dernière tournée s'est faite sans Saul qui avait de gros problèmes de super-héroïne et qui a été contraint à un exil dans le désert américain pour se rebooter. (Toute ressemblance avec la trajectoire d'un certain Carl B. et de Pete D. serait fortuite et non avenue)(ou pas). Je l'avais découvert tout frais à la Maro en début d'année, pleine de joie et de frétillement parce que Saul fait peur mais c'est un putain de musicien et (oserais-je) de génie omnipotent créatif. C'est lui qui porte le groupe, en vrai. Et son absence, c'est un peu comme un Oreo sans crème : un peu sec et étouffant.

Mais sa guitare est là alors je m'autorise à sourire, à prendre en photo la scène en l'accompagnant d'une remarque, sur les réseaux, mentionnant mes doutes quand à la quantité astronomique de bouteilles d'eau mises à dispo du groupe.

Puis ils arrivent. Et je mets une bonne minute de Tinfoil Deathstar à m'apercevoir que la guitare est restée au sol et que Saul n'est pas là. 
En bonne fan des Libertines, je me dis qu'il est en backstage, qu'il y a encore une chance, qu'il va arriver... 
Je jette un coup d’œil à Lias qui baisse la tête aux premières salves de "Where is Saul?" venant des jeunes saturés de Kro derrière moi. Il choisit d'envoyer du bois et de passer à Whitest boy on the beach. Sage décision, même si sa mine défaite refoule tout espoir en moi de voir le line-up entier ce soir. Il finit par répondre "He's asleep", vaine tentative de clore le débat.

J'envoie un message rapide à M., l'équivalent pour le rock&roll d'un agent secret triple, qui a des réseaux tentaculaires et qui m'informe dans la minute que "pourtant il est à Rouen", photo à l'appui. AH BAH SUPER LE PROFESSIONNALISME. Je me laisse 30 secondes de dépit, mais les premières notes de ma chanson d'amour préférée, Is it raining in your mouth?, défilent avec tendresse dans mes oreilles, alors je me laisse porter. Mais c'est là, je crois, qu'arrive le drame.
Mon voisin de droite a changé de tête, et il s'agit désormais d'un jeune Kromagnon, qui vient défier Lias en bord de scène pour le harceler de phrases à base de "Where is Saul????" "Go wake him up!". J'ai envie de lui faire un plaquage viking et de le censurer à coup de verre consigné dans la gueule, mais Lias, qui avait répété patiemment que son compère était asleep, a été plus rapide. Avec un regard de colère noire dont j'aimerais ne jamais être le destinataire, il a fait deux pas de chats agiles, repéré sa proie et visé, puis vidé sa Guinness sur le crâne de mon voisin l'accompagnant d'un cinglant (et mérité) "YOU go wake him up!".

Bien sûr, j'ai été largement baptisée moi aussi, mais j'étais préparée psychologiquement à cette éventualité et en plus, j'ai trouvé que me faire asperger de la boisson nationale irlandaise par celui qui m'a redonné goût à l'art (et à la vie) était un très bon résumé de mon année 2016, so far.
Alors je me suis gaussée, un peu peinée de voir Lias aussi touché - parce que c'est loin d'être la première fois que ça arrive, que ça ne peut que continuer, et que pour avoir *un peu* suivi la carrière des Libs, c'est toujours Carl qui a le mauvais le rôle et qui s'en prend plein la gueule. 
J'ai donc été animée d'une pitié bienveillante. Me repassant les images du mec qui tentait de porter à bout de bras la promo de son groupe avec un sourire affable, des cheveux propres et des coutumes frenchy mais qui se heurte à un putain de mur incontrôlable : la connerie humaine de son public pas capable d'en vouloir à la bonne personne, et le point de non retour de son partenariat artistique avec un électron libre aussi sauvage qu'un wildling de Game of Thrones. 
J'avais le nez sur la setlist et j'ai un peu mieux compris l'absence de Hits Hits Hits, qui fait le parallèle entre la relation abusive de Ike et Tina Turner et celle de Saul et Lias ("Sister Tina don't be shy, patience is starting to bruise", indeed).

Cet incident a eu pour effet d'achever la transformation de Dr Jekyll en Mister Hyde, et j'avoue avoir été assez fascinée. Après un concert à la Maro où Lias était composé, dans la maîtrise (et même l'amour universel, roulages de pelle inclus), j'avais l'occasion de voir l'envers du décors anarchique, épileptique, ahurissant. 
Dans le reste du groupe, c'était la débandade. C'est Saul qui donne le La habituellement, personne ne sait quand commencer quoi. Lias est obligé d'aller faire le métronome humain pour remettre Nathan, son petit frère aux claviers, sur les rails. 
Je suis mi-figue mi-raisin. J'assiste à un vrai morceau d'histoire rock&roll. A une lutte interne que la plume de Tolstoï n'aurait pas pu mieux me faire ressentir.
C'est diablement romanesque tout ça, même si ça n'augure rien de bon pour l'avenir de la musique.

En lisant les interviews de Lias (qui est, je le répète quelqu'un de passionnant, de réfléchi et de lettré, qui ne fait pas que dans l'arrosage alcoolisé de jeunes pousses), j'ai repéré un écrivain. C'est mon job à moi. Et mon radar ne se trompe jamais. C'est un type qui cherchait désespérément une manière d'exprimer sa vision unique de la vie et qui est tombé un peu par hasard dans ce groupe parce qu'il était blindé de charisme. Il a bossé comme un malade pour devenir un frontman digne de ce nom, combattant son introversion initiale - largement à coup de drogues, même si sa nature chétive a vite mis un frein aux excès, (comme pour Carl B., you know it!). Je ne me fais donc pas de souci pour l'après FWF pour ce type, qui a beaucoup de choses à dire, et qui est assez magnétique pour capter une audience quelque soit le médium qu'il choisira (hell, il a bien réussi à pécho Lady Gaga après avoir emballé Sean Lennon).

Si jamais tout ce beau monde explose en vol tel un missile soviétique, j'aurai la satisfaction d'avoir assisté à un drame grec sur fond de musique qui tabasse et qui aura ressuscité, même pour un instant, l'esprit d'une scène que je ne pensais jamais croiser de mon vivant.

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